PIP ET EMMA
1
Miss Blacklock, cette fois, l’écouta avec plus d’attention. Intelligente, elle avait tout de suite compris ce que la découverte pouvait avoir d’important.
— Oui, reconnut-elle, ça change tout ! Cette porte, personne n’avait à y toucher et personne, que je sache, n’y a touché !
L’inspecteur insista.
— On y a touché pourtant et cela signifie que, lorsque la lumière s’est éteinte, l’autre soir, toutes les personnes qui se trouvaient dans cette pièce avaient la possibilité de se glisser hors du salon pour aller se placer derrière Rudi Scherz et tirer sur vous.
— Sans être ni vues ni entendues ?
— Sans être ni vues ni entendues.
— Et vous croyez qu’une des personnes qui étaient là a essayé de m’assassiner ? Mais pourquoi ? Pour l’amour de Dieu, dites-moi pourquoi !
— J’ai le sentiment, miss Blacklock, que vous devriez pouvoir répondre à cette question.
— Mais j’en suis incapable, inspecteur je vous le certifie.
— Alors, raisonnons ! Si vous, veniez à mourir, qui hériterait de vous ?
— Patrick et Julia. Le mobilier qui est dans la maison ira à Bunny, à qui j’ai légué en outre une petite rente. Je n’ai à disposer que de bien peu de chose. J’avais des valeurs allemandes et italiennes, elles sont tombées à zéro, et, avec les impôts et la baisse de l’intérêt, je puis vous garantir que je ne vaux pas la peine d’être assassinée. J’ai d’ailleurs placé, l’année dernière, une bonne part de mon argent en viager.
— Malgré ça, miss Blacklock, vous avez un certain revenu et c’est à votre neveu et à votre nièce qu’il irait ?
— D’où il suit que Patrick et Julia auraient décidé de me supprimer ? Je ne peux pas croire ça. Ils n’ont pas tellement besoin d’argent !
— En êtes-vous bien sûre ?
— Je ne sais pas ce qu’ils m’ont dit, mais je me refuse catégoriquement à les soupçonner. Il n’est pas prouvé que je ne vaudrai pas un jour d’être assassinée, mais nous n’en sommes pas encore là !
— Je ne vous suis pas, miss Blacklock. Que voulez-vous dire ?
— Simplement qu’un jour, et peut-être bientôt, je serai fort riche.
— Voilà qui est intéressant ! Voulez-vous préciser ?
— Volontiers. Pendant plus de vingt ans, j’ai été la secrétaire, et un peu l’associée, de Randall Gœdler.
Craddock dressa l’oreille. Randall Gœdler avait été quelqu’un dans le monde de la finance. Si les souvenirs de Craddock ne le trompaient pas, il avait dû disparaître en 1937 ou 1938.
— Il mourut immensément riche. Il n’avait pas d’enfant. Il laissa donc à sa femme l’usufruit de sa fortune, celle-ci devant me revenir en totalité lorsque sa femme mourrait. Il y a de cela douze ans. Pendant toutes ces années, j’ai eu, moi, les meilleures raisons du monde de tuer Mrs. Gœdler. Seulement ça ne vous avance pas !
— Je vous demande pardon de poser la question, miss Blacklock, mais Mrs. Gœdler n’a-t-elle pas trouvé ces dispositions testamentaires assez... étranges ?
— Inutile de vous excuser ! Ce que vous voulez savoir, en fait, c’est si j’ai ou non été la maîtresse de Randall Gœdler. Eh bien ! non ! Je ne crois pas que Randall m’ait jamais aimée et, moi, je ne l’ai certainement jamais aimé, au sens où vous l’entendez. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour Belle. C’est sa femme. Selon toute vraisemblance, c’est par reconnaissance qu’il a songé à moi dans son testament. Il faut que vous sachiez, inspecteur, que, tout au début de sa carrière, alors que sa situation était encore loin d’être assise, Randall, un jour, s’est trouvé à deux doigts de la culbute. Il ne lui fallait que quelques milliers de livres, mais il les lui fallait tout de suite. J’avais, moi, des économies et je croyais à son étoile. Je réalisai tout ce que je possédais et je lui donnai l’argent. Huit jours plus tard, il était à la tête d’une fortune colossale. Dès lors, il me traita un peu comme une associée.
Après un soupir, elle poursuivit :
— Mon père mort, ma sœur étant malade sans espoir de guérison, je dus tout quitter pour m’occuper d’elle. Randall disparut deux ans plus tard. J’avais gagné beaucoup d’argent avec lui, du fait de notre association, et je ne m’attendais pas à ce qu’il me laissât quelque chose. Mais je fus très touchée – et, oui, très fière – d’apprendre que toute sa fortune me revenait si Belle venait à mourir avant moi. Et elle était de santé précaire… J’imagine que le pauvre homme ne savait trop à qui laisser son argent. Belle, qui est une créature adorable, trouva tout cela fort bien. Elle vit en Ecosse et je ne l’ai pas vue depuis des années, mais nous nous écrivons régulièrement à Noël. Il faut dire, juste avant la guerre, je suis allée m’installer en Suisse, avec ma sœur. Celle-ci est morte là-bas, dans un sanatorium, et je ne suis rentrée en Angleterre que l’an dernier.
Elle se tut et ce fut Craddock qui, le premier, rompit le silence.
— Vous avez précisé tout à l’heure que bientôt peut-être vous seriez fort riche. Pourquoi « bientôt » ?
— Parce que j’ai appris par la nurse qui la soigne que Belle s’affaiblit de jour en jour. La fin ne serait qu’une question de semaines...
Amère, elle ajouta :
— Cet argent, je ne peux même pas dire qu’il me fera plaisir ! J’en ai plus qu’il ne m’en faut pour mes besoins, qui sont modestes. En tout cas, inspecteur, vous voyez que, si Patrick et Julia avaient envie de me tuer pour mon argent, à moins d’être fous, ils attendraient quelques semaines.
— C’est juste. Mais qu’adviendrait-il si vous veniez à disparaître avant Mrs. Gœdler ? Où irait l’argent ?
— C’est une question que je ne me suis jamais posée ! A Pip et Emma, j’imagine...
Craddock ouvrait de grands yeux. Elle sourit.
— Si je meurs avant Belle, la fortune ira aux légitimes héritiers de Sonia, la sœur unique de Randall. Il s’était brouillé avec elle, parce qu’elle avait épousé un homme qu’il tenait pour un escroc.
— Et qui l’était ?
— Incontestablement. C’était un Grec, un Roumain ou quelque chose comme ça... Il s’appelait... comment donc ?... J’y suis ! Stamfordis, Dmitri Stamfordis.
— C’est quand sa sœur l’a épousé que Randall Gœdler l’a rayée de son testament ?
— Sonia avait de l’argent. Je pense que, lorsque les hommes d’affaires de Randall le pressèrent de désigner des héritiers pour le cas où je viendrais à mourir avant Belle, il se décida, vraisemblablement à contrecœur, en faveur des enfants de Sonia, uniquement parce qu’il ne trouvait personne d’autre et qu’il n’était pas homme à laisser son argent à des œuvres de bienfaisance.
— Et ces enfants s’appelaient... ?
— Pip et Emma. Je vous accorde que ce sont des noms ridicules, mais je n’en sais pas plus. Un jour Sonia a écrit à Belle pour la prier de dire à Randall qu’elle venait de donner le jour à deux jumeaux, qui s’appelaient Pip et Emma. Je ne crois pas qu’elle ait donné de ses nouvelles depuis, mais peut-être Belle pourrait- elle vous en dire plus...
Ces souvenirs avaient amusé miss Blacklock. Craddock, lui, n’avait pas envie de sourire.
— Conclusion, dit-il, si vous aviez été tuée l’autre soir, il y a au moins sur terre deux personnes qui seraient devenues fort riches. Vous vous trompez donc, miss Blacklock, lorsque vous dites qu’il n’est personne qui ait la moindre raison de souhaiter votre mort. Pip et Emma, puisque tels sont leurs noms, quel âge auraient-ils ?
Miss Blacklock fronça le front.
— Laissez-moi réfléchir... Ils doivent avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Mais vous n’allez tout de même pas supposer...
Craddock ne la laissa pas achever.
— Je ne suppose rien. J’affirme seulement que quelqu’un a tiré sur vous, avec la ferme intention de vous tuer. Ce quelqu’un n’a pas réussi, mais il se peut très bien qu’il ne veuille pas rester sur cet échec et je vous demanderai, miss Blacklock, d’être prudente, très prudente. L’assassin « remettrait ça » avant peu que je n’en serais nullement surpris...
2
Phillipa Haymes, qui nettoyait une plate-bande, se releva, chassa de la main une mèche qui tombait sur son front moite et s’enquit :
— De quoi s’agit-il, inspecteur ?
Le ton était celui de la conversation la plus banale.
— Il s’agit simplement, de quelque chose qui m’a été dit ce matin et qui vous concerne.
Un haussement des sourcils, presque imperceptible, laissa deviner la surprise de la jeune femme.
— Vous m’avez bien dit, poursuivit Craddock, que vous ne connaissiez pas Rudi Scherz ?
— Oui.
— Qu’il était mort lorsque vous l’avez vu pour la première fois ?
— Certainement.
— Vous n’auriez pas eu une conversation avec lui à Little Paddocks, dans le pavillon ?
— Dans le pavillon ?
— Dans le pavillon.
— Qui est-ce qui ose prétendre ça ?
— On m’assure que vous eûtes un entretien avec Rudi Scherz, qu’il vous demanda où il pourrait se cacher et que vous avez répondu que vous le lui montreriez, et que vous avez, au cours de la conversation, précisé une heure : six heures un quart. J’ajoute que, le soir du « hold-up », le car a dû amener Rudi Scherz ici à environ six heures.
Il y eut un silence, puis Phillipa Haymes éclata de rire. Elle avait l’air de s’amuser beaucoup.
— Je ne sais qui vous a raconté ça, mais je le devine. Mitzi me déteste... Seulement, son histoire est idiote ! Je n’ai jamais rencontré Rudi Scherz et, de plus, ce matin-là, à aucun moment je n’ai été à Little Paddocks. J’étais ici, en train de travailler.
Très doucement, l’inspecteur dit :
— Vous parlez de « ce matin-là ». Quel matin ?
Elle le regarda, surprise.
— Celui que vous voudrez ! Je suis ici tous les matins. Je ne finis jamais avant une heure.
Avec un sourire méprisant, elle ajouta :
— A votre place, je n’écouterais pas ce que Mitzi peut raconter. C’est une fille qui n’arrête pas de mentir…
— Et voilà où nous en sommes ! expliqua Craddock au sergent Fletcher. Deux jeunes femmes également affirmatives et dont les histoires se contredisent. Laquelle croire ?
— D’une façon générale, cette Mitzi n’a pas une bonne presse. C’est une menteuse, tout le monde est d’accord là-dessus. Et, de plus, elle déteste Mrs. Haymes.
— Donc, à ma place, vous croiriez Mrs. Haymes ?
— A moins d’avoir de bonnes raisons de n’en rien faire, oui !
Mrs. Haymes avait parlé de « ce matin-là ». Craddock ne se souvenait pas d’avoir précisé que la conversation avait eu lieu le matin ou l’après-midi. Mais miss Blacklock pouvait fort bien avoir parlé de la visite de Rudi Scherz, le jour où il était venu lui demander de l’argent pour rentrer en Suisse et Phillipa Haymes pouvait avoir supposé que l’entretien était censé avoir eu lieu ce matin-là.
C’était vraisemblable.
Seulement, Craddock avait eu très nettement le sentiment que la voix de la jeune femme avait manqué d’assurance, lorsque, après lui, elle avait dit : « Dans le pavillon ? »
3
Il faisait très bon dans le jardin du presbytère. Presque aussi bon qu’en été. Assis dans un « transatlantique », dans lequel Mrs. Harmon avait tenu à l’installé avant de s’en aller à la réunion de l’Association des Mères de famille, l’inspecteur Craddock regardait miss Marple, qui tricotait à côté de lui.
— Vous ne devriez pas être ici, dit-il brusquement.
Les aiguilles de miss Marple cessèrent de cliqueter et la vieille demoiselle tourna vers le policier son clair regard bleu.
— Je vous entends, mais je ne suis pas de votre avis. J’ai été l’amie des parents de Bunch, son père était le curé de ma paroisse, et il est très naturel que je vienne passer quelques jours chez elle.
— Peut-être... Mais à condition de ne pas... fureter de droite et de gauche. Très sincèrement, je crois que ce serait... dangereux !
Miss Marple sourit.
— Est-ce que toutes les vieilles demoiselles ne s’occupent pas de ce qui ne les regarde pas ? C’est si j’agissais autrement que je serais suspecte ! Questionner les uns et les autres, leur demander s’ils se souviennent de celui-ci ou de celui-là, c’est tout à fait normal... et ça renseigne !
— Ça renseigne ?
— Mais oui ! Ça vous apprend si les gens sont bien ceux qu’ils disent être !
D’une petite voix fluette et posée, elle poursuivit :
— Car, au fond, ce qui vous tracasse : c’est ça ! Depuis la guerre, le monde a bien changé. Prenez Chipping Cleghorn, par exemple. Autrefois, on savait toujours à qui on avait affaire. Aujourd’hui, c’est tout autre chose ! Il n’y a pas une petite ville, pas un petit village, qui ne soient pleins de gens dont on ne sait d’où ils viennent.
Miss Marple ne se trompait pas. C’était bien là ce qui préoccupait Craddock. Ces gens qu’il interrogeait, qui étaient-ils ? Il l’ignorait. Ils avaient des cartes d’identité. Mais que prouvaient- elles ? Craddock songeait à certaine porte trop bien huilée, qui permettait d’affirmer que, parmi les honorables personnes accourues chez miss Blacklock, il en était une au moins qui n’était pas celle qu’elle prétendait être.
Craddock mit alors miss Marple au courant de ce que miss Blacklock lui avait dit de Pip et d’Emma.
— Existent-ils ? dit-elle. C’est très possible ! Ce sont peut-être de braves gens qui vivent quelque part sur le Continent. Mais il se peut aussi qu’ils soient à Chipping Cleghorn...
Pensant tout haut, il murmura :
— Vingt-cinq ans environ... Qui pourraient-ils bien être ?... Je me demande quand miss Blacklock les a vus pour la première fois...
Miss Marple dit, très doucement :
— Ça, je pourrais le savoir !
— Mais, miss Marple, vous n’allez pas...
— Ne vous affolez pas, inspecteur, il n’y a pas de quoi ! Je me renseignerai le plus innocemment du monde et personne ne s’apercevra de rien !
— J’en saurai peut-être long sur eux d’ici quarante-huit heures. Je vais me rendre en Écosse. Si Mrs. Gœdler est en état de parler...
— C’est une très bonne idée...
Après une légère hésitation, miss Marple ajouta :
— J’espère, inspecteur que vous avez conseillé à miss Blacklock de se tenir sur ses gardes ?
— Je l’ai fait. D’ailleurs, je laisserai ici un homme qui veillera sur elle, sans en avoir l’air et vous vous souviendrez que, vous aussi, je vous ai prévenue !
Miss Marple, souriante, reprenait ses aiguilles à tricoter.
— Soyez tranquille, inspecteur ! Je me garderai.